Christophe Honoré
Christophe Honoré
du 18/01/2025 au 06/04/2025
Théâtre de la Porte Saint-Martin,
Paris
Venant aux côtés d’autres formes artistiques ayant fait honneur aux artistes atteints dans les années 90 par le sida (le stimulant essai d’Élisabeth Lebovici Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXe siècle, l’exposition décevante Exposé.es montrée au Palais de Tokyo), Les Idoles ne peut cependant être taxé d’opportunisme, tant Christophe Honoré mène, de longue date, un compagnonnage avec ces figures que sont Hervé Guibert, Jacques Demy, Bernard-Marie Koltès ou Jean-Luc Lagarce. Créé en 2018 et donné avec succès (dont deux semaines complètes au Théâtre de l’Odéon) en 2018-2019, ce spectacle revient pour une longue série (près de trois mois) au Théâtre de la Porte Saint-Martin, lieu privé à la programmation intéressante et qui n’hésite pas à reprogrammer des pièces nées dans le théâtre public, permettant aux personnes comme nous qui n’avions pu nous y rendre, de nous rattraper.
Dès le titre, le propos du spectacle est assumé : faire revivre sur scène ces artistes et penseurs qui guidèrent le jeune Honoré dans son apprentissage artistique. Incarnés par des comédiens inspirés, Guibert, Koltès, Lagarce, Demy, Serge Daney et Cyril Collard se retrouvent dans un espace qui tient du lieu de passage (un abribus apparaît au fond, plusieurs ouvertures existent sur les côtés, peu de mobilier occupe la scène, des poteaux et poutres métalliques structurent l’espace), métaphore de toutes les rencontres possibles (drague, soirée en club, attente dans un hall) mais aussi d’une forme d’entre-deux mondes, façon purgatoire. Ouvert par quelques paroles de Christophe Honoré, diffusées par une grosse enceinte et dans lesquelles il raconte sa découverte de la danse de Dominique Bagouet, Les Idoles ne se fonde pas sur un fil narratif, préférant alterner moments dévolus à chacun des personnages et tableaux de groupe.
Dans les premiers, il s’agit, pour les comédiens, de s’appuyer franchement sur les œuvres existantes : le monologue de Marina Foïs, interprétant Guibert, décrivant l’agonie de Michel Foucault, issu d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, la danse de Marlène Saldana, incarnant Demy, sur La Chanson d’un jour d’été, tirée des Demoiselles de Rochefort, Harrison Arévalo, figurant Collard, et rejouant une scène des Nuits Fauves, etc… Dans les passages de groupe, on est beaucoup plus dans l’écriture de plateau, avec prises à parti, digressions et quelques improvisations. En parallèle, au tragique des parcours succèdent des séquences à la limite du grotesque (l’invention d’une rencontre entre Koltès et John Travolta, la danse de Demy), ou pleines d’humour (Saldana personnifiant Demy qui imite Liz Taylor, la plupart des interventions de Jean-Charles Clichet qui représente Daney).
À ce titre, ainsi qu’on avait pu le relever à l’époque de Nouveau Roman (cette pièce de 2012 sur le groupe littéraire des Éditions de Minuit), la persona des acteurs rajoute une couche de lecture à la pièce : Saldana, Foïs, Clichet et Paul Kircher (qui joue Koltès), pour ne citer que ces quatre-ci, habitent la scène, forts de leur passé de comédiens et forts aussi du choix d’Honoré de ne pas les travestir ou les faire ressembler à leurs modèles. Par suite, la mémoire du spectateur charrie alors tout ce qui est connu de la trajectoire de ces interprètes : la carrière de performeuse ou de membre de la compagnie du Zerep pour Saldana, la capacité à agir dans un registre très auteuriste ou très populaire de Foïs, les ruptures de rythme et l’ironie de Clichet, la fragilité post-adolescente et l’habituelle mélange de moue et de morgue de Kircher. Passionnante, cette stratification, combinée au tombeau (au sens littéraire) dédié aux six artistes, fait possiblement des Idoles un spectacle qui s’apprécie mieux avec un certain bagage, limite éventuelle de la proposition, bien que l’enthousiasme du public (toutes générations confondues) batte un peu en brèche cette crainte.
Au-delà de la réactivation des œuvres passées, la pièce entend mettre au jour quelques-uns des éternels débats qui traversèrent cette période et cette communauté, et dont on n’est, parfois, pas encore sorti : faire état ou non de son homosexualité ? (Demy se voyant reprocher de ne jamais en avoir parlé), la maladie doit-elle infuser ou non dans la création ? faut-il être un activiste ou bien taire sa situation ? importe-t-il de se mobiliser et de donner à voir sa condition ? Ces interrogations donnent lieu à des dialogues graves, à la tonalité plus politique (Demy reprochant à Guibert et Collard d’avoir donné au public ce qu’il voulait exactement voir : des figures sacrificielles) ; voire à des parallèles glaçants quand, après avoir déploré la dérive vers l’extrême-droite de certains intellectuels progressistes (un récent passage de Renaud Camus est lu par Lagarce, qui, de son vivant, l’admirait), un des personnages se demande si l’homosexualité ne serait pas un vrai rempart contre le fascisme ou bien si l’épidémie de sida ne serait pas comparable au virus de l’extrême-droite.
Aussi captivants soient-ils, ces développements s’avèrent souvent trop brefs, le grotesque et l’humour reprenant le dessus, certes comme la vie, mais aussi comme si Honoré ne faisait pas suffisamment confiance à son public et se sentait obligé d’en rajouter dans ce registre, au risque même du parasitage (la tirade de Daney sur la cinéphilie dite en même temps que la diffusion d’un film montrant Kircher-Koltès déambulant dans un couloir de drague). Mieux proportionné, le spectacle aurait été encore meilleur.
le 28/03/2025